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L’alèse

Techniques mixtes : impression numérique sur bâche, bois et métal
Dimensions : 200 x 160 cm.

L’alèse, L’éclat de vert, Valenciennes, 2008.

Les premières lignes
« L’écriture de ce texte et l’établissement de son plan, je n’ai cessé de les modifier. Et la petite somme de ces écrits obtenue après maintes hésitations que je croyais hier encore acceptable, je serais tenté aujourd’hui de la classer, de la clôturer, dans cette boîte qui la contiendrait, et de me remettre à cette table vierge de tout document, de toutes ces directions et questions que je n’ai cessées d’emprunter ou poser. Je me retrouve donc assis à cette table comme maintes fois j’ai pu l’être, accompagné d’une page blanche, sans histoire. Toutes mes notes de lecture, je les sais dans mon dos posées sur l’étagère. Je crois les connaître par cœur. Tous les ouvrages ou articles qu’il me faut encore lire ou qu’il me faut reprendre, je les sais aussi listés là, un peu plus loin, punaisés au mur. Je ne compte plus mes allées et venues entre ces sources lues, relues, annotées et ces pages que je composais hier encore et qui devaient constituer une partie de ce texte. Je me revois les compulsant. Je me revois suivre ce plan, ces plans. Je me revois dans ce mouvement de va-et-vient de ces plans à cette page, de cette autre page à ce plan. Je me redécouvre dans ce poudroiement de confiance et d’hésitation. Je me redécouvre dans ces laps de temps où écrire était facile, où écrire n’était pas sans peine, ne pouvait être sans tension. Je me demande pourquoi l’hésitation ne s’est pas tue aujourd’hui, malgré tous mes efforts, malgré toutes mes résolutions. Je recherche dans ma préparation en vue d’argumenter, en vue d’écrire, de projeter, une brèche, l’instant où j’ai failli. Cette brèche que je crois savoir transmettre se révèle être un défaut majeur de construction. Je crois n’avoir pas tenu compte du sol sur lequel je souhaitais que ma construction se maintienne. Le sol se défait. Nulle fondation de béton n’est viable. Le sol ne cesse d’être en mouvement. Chaque instant ne fait pas de moi un être inerte, immuable, même si je crois enserrer mon identité. Chaque instant ne fait pas de ce qui m’entoure un contexte inerte, immuable bien que cette table me semble familière. Quel que soit ce que je perds à chaque instant, quel que soit l’être ou la chose qui disparait devant moi, chaque instant offre un nouveau terrain, un emplacement inédit. Chaque instant défait mes familiarités et je ne peux pas les tenir pour telles. Et si je ne veux pas que ma construction s’écroule, si je ne veux pas que ma construction emporte des vies dans son effondrement, il ne me faut pas nier ce réel, ce double mouvement du réel par lequel chaque texte, chaque être, chaque chose s’efface et s’écrit, se décompose et s’octroie une identité autre, se joue de ce que je prétendais connaître et poursuivre. Une dalle est inadvenue. Il me faut préférer quelques pilotis abandonnés, réajustés peut-être. Quelques tubes creux composés avec les matériaux de l’instant par lesquels communiqueraient ce sol et ce texte. Par lesquels ce texte loin de ne pas être ce réel, y serait engagé.
J’ai pensé au cours de l’écriture de ce précédent paragraphe que le plan et l’écriture de ce texte étaient une chose acquise. J’ai pensé que je pouvais maintenant fermer les yeux pour me laisser guider, pour écrire, pour décrire, pour résumer, pour citer. J’y ai cru. Cette page blanche n’est pourtant pas au centre de mon hésitation. Le sujet de mon embarras est mon regard. Le sujet de mon embarras est à l’extérieur de cette page, épris, interloqué de cette relation entre l’objet de mon regard et mon regard, ne sachant plus les discerner. Je suis dans les veines de ce bois, dans le bois de cette table. Je découvre que ma pensée n’est pas toute seule. Elle ne peut vivre sans ce bois. Je ne peux pas me dire que ce bois n’existe pas, qu’il est inutile et sans conséquence pour ma pensée. Mon regard est là sur cette ligne séparant la feuille du bois, séparant ce bois de la feuille. Ce sont deux surfaces. J’aimerais me convaincre que j’écris sur l’une, sur cette surface de papier. J’aimerais oublier l’autre. Mais cette ligne a toute mon attention. Elle se joint à ma pensée. S’indistincte en celle-ci. Et l’écriture n’a pas les frontières que je croyais. Je ne peux pas m’enfermer sans voir cette table de bois. Je ne peux pas écrire sans qu’il y ait deux surfaces. Une surface de papier sur laquelle je souhaite arrêter et analyser mon expérience, un sujet. Une surface de bois dans laquelle je lis l’arrogance d’un tel projet. Je regarde cette surface de papier. Je regarde cette surface de bois. Mon regard n’est sur aucune exclusivement. Je regarde cette feuille de papier, le tracé de ces lignes, le mouvement de ce bras. Ce n’est plus dans le bois que je lis mon arrogance, ma fatuité à vouloir écrire sur l’écriture, sur mon expérience. Cette feuille de papier trahit mon projet, ce projet qui souhaitait arrêter le réel, s’abstraire de sa relation à cette feuille. Cette page n’est pas un monde clos, une scène. L’écriture de ce texte ne me permet pas d’être coupé du monde, de développer une pensée. Je ne peux que la souhaiter. Souhaiter qu’elle devienne un lieu ignorant ce sol. Souhaiter qu’elle émarge cette table de bois et ce corps. Pour qu’elle soit, cette pensée, cette écriture, ce monde, ce lieu où une disparition ne serait pas de mise, ce lieu où ce sol n’aurait pas de place, où une réitération serait possible. Mais dans cet habitat ainsi construit, quel architecte ayant eu connaissance des sols oserait vivre ? Quel architecte oserait construire un texte ? Le sol se défait, se creuse, et ce sens que je croyais tenir dans ces quelques lignes se perd, modelé par ce réel, emportant cette familiarité que je pouvais avoir quant à ma pensée, quant à ces textes, emportant la nécessité d’une enfilade de salles.
Je regarde ce texte. Je regarde cette phrase et j’observe le sens de cette phrase creusé par le réel. Je tente d’observer toute cette contingence liée au sens au moment où ce sens émerge. Ces infiltrations d’eau sur ce terrain que je croyais solide. L’endolorissement de ma jambe. Ce bol jaune avec cette baleine bleue au grand sourire. J’écris. Cependant ma pensée ne se préoccupe plus exclusivement de ce qu’il me faut écrire. Non que cette préoccupation s’amoindrisse. Ma pensée s’indéfinit dans ce corps et se laisse creuser par celui-ci, et par le contexte qui l’entoure. Mon observation se laisse creuser par ce corps et par ce bois. S’indéfinit. Toute composante devient importante et ne pourrait être exclue de cet acte d’écriture. Le sens, je le découvre réel, creusé. Ce que je pouvais qualifier de non-sens, je le découvre réel, creusé. Le sens, je ne peux le tenir à distance d’un réel. »