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Orages autistiques et écritures créatives
Ci-après l’avant-propos du récit que je rédige dans le cadre d’une thèse en « Pratique et théorie de la création artistique et littéraire », UMR Héritages : culture/s, patrimoine/s, création/s, / CY Cergy Paris Université, CNRS, ministère de la Culture depuis décembre 2022 sous la direction de Anne-Marie Petitjean.
Ce récit s’intitule : Orages autistiques et écritures créatives.
« AVANT-PROPOS
On me demande parfois d’où vient ma passion pour les dictionnaires. J’avance alors le fait que ma mère aimait les lire. Je suis plus discret à évoquer ce qui me pousse à les consulter et à les référencer. Je suis ce que l’on nomme communément un autiste Asperger. Cela signifie que je dispose d’un diagnostic indiquant que je présente un « trouble du spectre de l’autisme », un TSA sans déficience intellectuelle ni retard de langage.
Cette étiquette « autiste » est rassurante tout autant qu’inquiétante. Elle est rassurante car elle me permet de donner un sens à mon errance, à ma différence et à cet espace toujours présent dans mon ressenti entre vous et moi. Mais cette étiquette est aussi inquiétante. L’autisme est entouré de préjugés. L’autisme en France est toujours associé à une personne mutique, écholalique, prisonnière de sa bulle. Il est aussi assorti à une personne non verbale et à un humain raté. L’autisme communément est une tare voire un poids. Le mot « autiste » sert fréquemment d’insulte ; les exemples sont nombreux. Ce mépris n’est pas rassurant. Alexandra Reynaud, une auteure autiste, précise cette idée : « on peut immensément souffrir de l’ignorance, de l’intolérance, du regard condescendant et des remarques des autres. C’est ça qui heurte en permanence. » (Reynaud, 2021, p. 57‑58). Cette étiquette « autiste » est également déroutante. Elle annonce que je suis prisonnier à vie de mes particularités. L’autisme n’est pas une maladie. Il ne s’attrape pas. Il ne se guérit pas. Il s’agit d’une condition neurodéveloppementale. L’autisme est une façon particulière d’être au monde. Il est « une singularité, simple variante du fonctionnement cognitif humain » (Sahnoun & Rosier, 2012). C’est une différence par rapport au « fonctionnement majoritaire » (Barathon, 2020). C’est « un fonctionnement social atypique qui appartient à la diversité humaine » (Moulas, 2021, p. 75). En un autre mot, plus positif, je suis « neurodivergent ». Cette singularité peut être acceptée ou rejetée.
Je ne suis pas un autiste présentant le syndrome savant. Je n’ai pas les facultés de mémorisation de Daniel Tammet. Je ne suis pas comme ce dernier capable de réciter de mémoire les vingt-deux mille cinq-cents quatorze premières décimales de Pi. Je n’ai pas non plus le don des langues entendu comme la capacité à parler plusieurs langues et à apprendre une langue en peu de temps. Je ne suis pas doué pour le calcul mental rapide et le calcul de calendrier. Je ne suis pas une telle personne. Je n’ai pas ces compétences [1] .
Je ne suis pas un autiste non verbal. Je ne suis pas un auteur utilisant des grilles alphabétiques pour communiquer tels que Birgen Sellin, Babouillec ou Naoki Higashida. Je ne suis pas capable d’écrire de la sorte. Je suis différent.
Je vis avec des détails envahissants. Je suis sujet à des orages de mots, à une inaptitude dans l’écriture de textes personnels et j’ai un besoin d’inventorier presque quotidiennement des dictionnaires.
Les autistes ont en commun des « déficits persistants de la communication et des interactions sociales observés dans des contextes variés », un « caractère restreint ou répétitif des comportements, des intérêts ou des activités » et des « symptômes [qui] doivent être présents dès les étapes précoces du développement » (Grégoire, 2021, p. 203‑220). J’ai des centres d’intérêt restreint, une difficulté à percevoir et à gérer mes émotions, des difficultés dans le domaine des relations et des interactions sociales et une difficulté à gérer l’imprévu ou un changement dans mon environnement. Je n’ai pas de souvenir de mon plus jeune âge. Pour mes parents, j’étais calme. Le plus souvent seul. Je ne jouais pas avec mes sœurs plus petites. Ma forte myopie a été détectée tardivement, vers l’âge de six ans. Ma myopie a probablement accentué mon isolement [2] . Je vis toujours entre deux mondes. Un monde flou et un monde corrigé par des verres. Je suis sensible à des sons. Je vis sans musique. Sans source sonore. Le plus souvent dans le silence. Passé un certain délai, je fuis les sons du quotidien et les conversations. Je suis sensible à une erreur dans une référence bibliographique ou à une erreur de lettre dans un mot. Je suis sensible à des détails dans des écrits [3]. Ils m’occupent.
Une lettre fautive dans un mot peut danser des heures dans mon esprit. Quoique je fasse, le mot est là, dansant. En pensée, je vois une partie de ce mot sur un fond diffus. Je perçois quelquefois accompagnant le mot ou son fragment un trait-d’union, une bordure de page ou le creux d’une reliure. Sa présence est insistante. Ce mot peut m’amuser. Mon esprit resitue ce mot ou le fragment de ce mot dans l’espace de sa page. Il me faut pour avoir ces images une rencontre inattendue avec un mot.
En lisant un ouvrage de Daniel Tammet — Je suis né un jour bleu (Tammet, 2021) —, j’ai par exemple constaté quatre erreurs. Ces erreurs m’ont surpris. Pendant plusieurs jours, j’ai visualisé ces erreurs ; certes par intermittence, mais longuement. Page seize, « relavaient » pour « relevaient ». Page cinquante et une, un « message cardiaque » au lieu d’un « massage cardiaque ». Page cent trente-trois, « Fille est garçon » en lieu et place de « Fille et garçon ». Page cent soixante-cinq, « recontrai » pour « rencontrai ». Ces erreurs m’ont interpellé. Leur étrangeté et leur humour m’ont impacté. Qu’y avait-il à relaver, à transmettre et quelle était cette fille qui était un garçon ? Pourquoi ces erreurs existaient-elles ? Je ne le savais pas. Mon esprit a été attiré par ces détails. Ces erreurs sont le résultat probable d’une inattention. Ce ne sont pas des erreurs portant sur des équations ou des concepts. Ce sont des détails insignifiants. Je le sais. Mais ces coquilles m’ont tout à la fois causé une inquiétude et une jubilation.
J’ai ressenti une inquiétude car je suis aussi l’auteur de telles erreurs et j’ai honte de me tromper. J’ai appris à avoir honte. Lorsque je lis un livre, si je rencontre une faute, je m’approprie cette erreur et je prends peur. Je suis sujet à des peurs déraisonnables. Je n’imagine pas des visages grimaçants mais mon ressenti me semble identique. Je me replie. Je relie malgré moi ces erreurs à ce que je suis. J’adhère à ces extériorités. J’aurai aimé avoir un rapport plus léger à l’écriture et à la lecture mais je n’ai pas cette aptitude et mon éducation ne m’a pas aidé. Ces détails m’occupent.
Au quatrième mot fautif dans l’ouvrage de Daniel Tammet, j’ai exulté. Il me semblait disposer de mon moment de gloire. J’ai jubilé. Ces infimes erreurs sans enjeu m’ont transporté bien au-delà de l’acceptable. Au deuxième jour de ma lecture, en pleine nuit, j’ai réveillé ma compagne. J’étais déchaîné. Je devais lui évoquer immédiatement le résultat de ma lecture : ces quatre minuscules coquilles insignifiantes. Ma compagne s’est montrée compréhensive. Elle m’a écouté. Elle a opiné. Elle s’est réendormie. Pourquoi ai-je réagi ainsi ? Je ne sais pas. Pourquoi ma compagne s’est-elle réendormie ! Je ne le comprenais pas. Mon bonheur était immense. Dans le silence de la nuit, allongé sur le dos, je suis resté à ses côtés. J’ai laissé ces mots fautifs voleter dans mon esprit. Je ne me suis pas endormi tout de suite. Bien plus tard j’ai regardé l’heure. Il ne me restait que quelques minuscules heures de sommeil. Je me suis recroquevillé. J’ai fermé mes paupières intensément en me répétant ces mots : Tu dois dormir ! Tu dois dormir ! Tu dois dormir ! Je me suis réveillé épuisé.
Je vis avec des détails envahissants. Parfois, ils m’épuisent. Ils s’ajoutent à mes obligations familiales et professionnelles. Un détail lu peut rompre ma lecture. Il peut avoir l’effet d’un soleil irradiant ou d’une vague dévastatrice. Un détail peut tout emporter. Je n’arrive plus alors à gérer mon émotion et il m’arrive de ne plus pouvoir m’exprimer avec aisance.
Récemment, un texte de Pierre-Louis Fort m’a conduit à vivre malaisément plusieurs jours. Ma découverte m’a rendu anxieux. Dans son ouvrage intitulé Les Deuils sans noms à la page 9, à la note 9, au tout début du texte, il est question d’un article de Mélanie Klein et une date est mentionnée entre crochets : « [1948] » (Fort, 2023). Cette date m’a heurté. Pour mon esprit, cette date était erronée et elle était erronée. Il s’agissait de 1940. Ce fait, aussi infime soit-il, sans grande importance dans cet essai de Pierre-Louis Fort m’a occupé pendant plusieurs jours. Je devais rencontrer Pierre-Louis Fort. Devais-je le lui dire ? M’abstenir ? J’étais perdu. Je ne savais pas ce que je devais faire ou penser. Ce détail a occupé l’espace de ma pensée. Il a tout envahi.
Je n’ai pas repris ma lecture tout de suite. Pendant plusieurs jours, j’ai dû apprendre à gérer ce fait. Devais-je le signaler ou me taire ? Était-ce acceptable de le signaler ? J’étais incertain. J’ai pris le parti de le lui dire et j’ai été soulagé qu’il me remercie.
Comment ai-je pu déceler cette erreur ? Je ne le sais pas. Je ne me rappelle pas avoir été particulièrement attentif à une bibliographie de Mélanie Klein. J’ai peu lu cette auteure. Je n’ai pas à ma connaissance d’hypermnésie. Ma découverte reste mystérieuse. Peut-être, me suis-je attaché aux crochets droits entourant cette date ? Peut-être ai-je envisagé qu’il y avait là potentiellement une erreur ; toute date entre crochets étant par convention le fait d’un rédacteur ? Je ne sais pas. Je ne peux pas être affirmatif. J’ai suivi mon étonnement. J’ai vérifié cette date. Il s’est avéré qu’elle était erronée. Peut-être ai-je eu de la chance ? Je ne sais pas. Je constate que j’emprunte régulièrement le chemin de mon étonnement, de mon émotion ou d’une forme de dissonance ou de discordance graphique. Ma curiosité m’amène souvent à quitter ce que je souhaitais entreprendre.
Josef Schovanec, un auteur, autiste, philosophe, dans Je suis à l’Est ! évoque une expérience similaire (Schovanec, 2013). Page cent soixante-quatre, il indique qu’il « pouvait passer des heures à tourner autour d’une phrase » de Jules Vernes car il ne comprenait pas que celui-ci fasse usage d’un point à un endroit et d’un point-virgule à un autre. Dans son cas, le détail qui l’occupait était un problème de ponctuation : une liberté prise par Jules Verne quant à l’emploi du point et du point-virgule. Son expérience avait pour origine un illogisme et cette découverte a provoqué son errance [4].
Ces récits de détails éclairent mon attitude. Un détail m’interpelle, me hèle, m’agrippe et m’emporte, positivement ou négativement. Si erreur il y a, ce détail peut me bouleverser intensément. Lire et écrire ne sont pas pour moi de simples activités. J’ai le sentiment de devoir produire beaucoup d’efforts pour les réaliser ou pour pouvoir atteindre ce qui relèverait de la normalité. Pour moi, de nombreuses choses au quotidien nécessitent des efforts. Je dois développer une attention ou une concentration que ne semblent pas connaitre les personnes que je rencontre.
Comme toute personne dite neurotypique ou normale, j’ai des émotions lorsque je sais les reconnaitre et j’interagis avec autrui. J’adore faire l’amour et jouer avec mes enfants. Mais comme toute personne autiste, je pourrais aussi vous dire que je ne suis jamais tout à fait là avec les autres. Mon cerveau m’isole. Avant de projeter mes mots dans l’espace d’une conversation, très souvent je les essaie. En pensée, je les essaie. Dans mon silence, je tente de multiples réponses ou présentations. Je tente des intonations. Mais mes pensées ne s’entendent pas. Au fil de mes essais, mon émotion croit. Mon désespoir croit. Quelque chose me retient. J’entrevois plusieurs solutions mais je n’en choisis aucune. Et je n’ouvre pas la bouche. Peut-être ai-je peur de me tromper ? Peut-être ai-je peur de ne pas être entendu ? Je ne sais pas. J’ai appris avec l’expérience que je ne possédais pas le temps nécessaire pour répondre. Je n’ai pas la réactivité attendue.
Naoki Higashida relate une difficulté similaire mais une expérience quelque peu différente. Il oublie sa réponse « dans un torrent de mots » dont je peine à définir l’origine. Est-ce son torrent ou celui d’autrui ? Je ne sais pas. Il a l’impression de se noyer. Il précise : « C’est vrai, ça nous prend un temps fou de répondre à quelqu’un. Si on a besoin d’autant de temps, ce n’est pas forcément parce qu’on n’a pas compris, mais au moment où c’est notre tour de parler, le plus souvent, la réponse que nous voulions faire s’est enfuie de notre tête. Je ne sais pas si vous comprenez ce que je veux dire. Une fois que notre réponse a disparu, on n’arrive plus à la retrouver. […] Et pendant ce temps, on est bombardé par un tas d’autres questions. Je finis par me dire : C’est sans espoir. J’ai l’impression de me noyer dans un torrent de mots. » (Higashida, 2014, p. 43‑44)
Je ne suis pas l’aise avec les aléas d’une conversation. De nombreuses phrases d’autrui me laissent interdit. Elles sont souvent pour moi obscures. Face à elles, malgré une centaine d’expériences vécues, je ne sais toujours pas comment réagir. Ces mots obscurs et mes mots en réponse fréquemment me submergent. Je baisse alors la tête ou je la détourne. Il me faut réfléchir.
Lorsque j’ose réagir, mes réactions sont souvent inappropriées. Elles prêtent à rire ou elles effraient. Je suis maladroit ou plus exactement l’on me rapporte que je suis maladroit.
Pour exemple, au début de notre relation, ma compagne m’a demandé si j’étais heureux. Je lui ai alors répondu doctement, assis, très droit, d’une voix monocorde et nasillarde : « Je suis le plus heureux des hommes ». Mon regard était vide. J’étais là au maximum de ce que je pouvais exprimer. Ma compagne a explosé de rire. Elle m’a demandé si j’étais sérieux. Aussi doctement, je lui ai répondu que oui. Le rire de mon amoureuse a redoublé. Ma bévue est devenue mémorable. Elle n’est pas anodine. J’étais intensément heureux mais mon corps a laissé paraitre une autre émotion, une absence d’émotion. Je me suis senti idiot. Je ne sais plus ce que j’ai fait ensuite. Mon absence d’humour a charmé mon amoureuse et à maintes occasions, après, j’ai eu le plaisir de lui prouver mon absence de bonhommie [5] .
Ma « maladresse » s’exprime aussi autrement. Mes mots de bonheur peuvent être perçus comme agressifs. Depuis une vingtaine d’années, je coordonne une équipe de professeurs. Depuis tout petit, dire bonjour ne m’a jamais semblé évident. Lors de mes premiers mois d’exercice, pour exprimer un bonjour, je n’avais qu’une unique expression lancée à la cantonade : « Holi Hola ! ». J’adorais cette expression. J’aimais sa sonorité. Elle m’indiquait que mon service commençait. Mon entrée était presque théâtrale. Par ces mots, j’entrai en scène. Je n’ai pas mesuré ce que cette expression créait. Je n’ai pas envisagé un instant que cette locution puisse être perçue comme une agression. Or, un matin, une enseignante m’a intimé à la respecter. Elle souhaitait un « bonjour » sérieux et posé. Je n’ai pas immédiatement compris son propos. J’ai été surpris. J’ai alors appris à mes dépens que ma bonne humeur n’était pas communicative et que je ne pouvais pas donner libre cours en toute circonstance à ma « fantaisie ». Un long moment, chaque matin, après cette récrimination, je n’ai plus su dire bonjour. À chaque fois, j’ai eu le sentiment de devoir séduire un jury ; sans être assuré de prononcer ce mot de manière appropriée. Un signe de tête accompagné d’un mouvement des lèvres m’a sauvé à plusieurs reprises. À partir de ce jour, je me suis créé un bonjour moribond, sourd et sec [6] .
Je ne suis pas maladroit. Je m’exprime autrement.
Il me faut du temps pour répondre « naturellement ». Il me faut imaginer vos attentes, me préparer, me souvenir de ce que vous attendez.
Au quotidien, je pense avoir une Heure de la Conversation. Cette Heure de la Conversation est un temps où je suis apte à accueillir les aléas d’une conversation. Mon heure de la Conversation doit s’inscrire dans un rituel : autour d’un café à une heure fixe ou lors d’un cours lorsque je revêts ma blouse d’enseignant en dessin. Lorsque je donne cours, je déploie l’un de mes intérêts restreints. Je suis emporté.
Une Heure de la Conversation doit être balisée dans le temps et préparée.
Les conversations imprévues sont très régulièrement pour moi des évènements que je regrette. Si d’aventure, je croise un ou une ami·e dans la rue, la situation est pour moi compliquée. Je ne sais pas, il me semble, discuter et écouter. Je noie très fréquemment ma rencontre sous un déluge de paroles. Je me précipite inévitablement. Je ne maitrise pas mon stress. Il m’arrive de fuir, c’est-à-dire d’écourter grossièrement notre entrevue.
Cette « maladresse » me pèse. Je souffre de ces rencontres imparfaites. Elles sont malheureuses. J’ai toujours eu une haute idée des échanges. Je me reproche un mot, des mots. Leurs souvenirs me hantent. Et mes expériences passés ne m’ont pas permis d’avoir plus de confiance dans ces moments.
Pour éviter ces « maladresses », je me prépare.
En pensée, l’éventualité d’une conversation peut m’occuper plusieurs jours. Je vais imaginer des scenarii. Je vais me rassurer en la préparant.
Pour amoindrir l’impact de situations que je ne maitrise pas, je dresse une liste des sujets que je dois aborder. Je la remanie à plusieurs reprises. Je l’apprends. Je reviens aussi invariablement vers la rédaction d’une liste de dictionnaires. Cette activité occupe mon esprit, m’apaise. Pour converser, il me faut consacrer du temps à cette activité. Elle garantit mon équilibre et la possibilité que je puisse dialoguer avec autrui. Ce n’est pas une simple activité telle la rédaction d’une liste de courses au statut éphémère. La rédaction d‘une liste ayant trait aux dictionnaires est mon point d’équilibre. Il s’agit de mon lieu de réconfort modelé par mon exigence.
De nombreux autistes se prêtent à de telles expériences.
Paul El Kharrat par exemple aime à recenser les morts illustres et les illustres méconnus [7] . Daniel Tammet voyage à travers des paysages de nombres premiers et poursuit sa liste inventée de personnages historiques (Tammet, 2021, p. 117). Josef Schovanec a aimé quant à lui apprendre la liste des pharaons des trente dynasties (Schovanec, 2013, p. 39) et le nom des étoiles (Schovanec, 2013, p. 26). Les exemples sont nombreux.
Pour ma part, la rédaction d’une liste de dictionnaires resserre mon attention et m’enserre. J’aime à détailler et à voir cette dentelle de mots. Ce sont mes paysages. Le terme de paysage est important. Il me faut visualiser ma liste de dictionnaires. Sa rédaction m’enchante. Il ne m’est pas aisé d’écrire sur autre chose. Décrire ma pensée, mon passé, un concept ou une situation donnée me noient. Je me noie dans des détails, dans des comparaisons avec une normalité que je peine à définir. Je me noie dans des enchâssements d’idées. Je m’y essaie pourtant régulièrement.
Je n’ai pas de grandes difficultés à écrire un texte court pour un mail ou pour une note dans le cadre de mon emploi d’enseignant ou dans le cadre de tâches administratives relevant du quotidien. J’ai appris à écrire ces quelques lignes et à m’en détacher. Je suis devenu professionnellement la voix d’une administration. Si je peux parfois hésiter, il me semble que j’éprouve aujourd’hui ce que tout à chacun éprouve en écrivant ce genre de message : je réalise ma mission et je ne leur accorde pas trop d’importance. Ce n’était pas le cas auparavant. Mes messages pouvaient être longs et confus. J’y insérais des éléments inutiles. J’ai progressé.
Ma relation à un texte plus personnel est plus délicate. Par moment, Je ne doit pas être un sujet et s’il devient un sujet, mon identité se délite. Ce que j’écris, je peux aussitôt le détruire.
Je ne sais pas lire ou écrire un texte personnel. J’éprouve beaucoup de difficulté à réaliser ces actions. Mon esprit voyage. Le seul fait de me relire me pose des problèmes. Je n’ai pas appris à accepter mes premiers jets.
Pour publier un texte m’évoquant, il me faut trouver un équilibre. Cet équilibre est rare. Je n’ose pas témoigner de ma situation. Je me suis livré à de nombreux essais. Une quantité non négligeable de textes personnels sont restés inachevés.
Pour pouvoir communiquer un texte personnel, il me faut déployer à mon adresse des mises en garde. Il me faut encadrer et me rappeler ce qui me nuit.
Les pages qui suivent sont à l’image de mains qui tentent de saisir de l’eau. Cette eau est mon passé. Cette eau est l’ensemble des idées que j’aimerai développer. Cette eau est mon écriture. Cette eau file entre mes doigts. Je n’ai pas la prétention de maitriser mon écriture. Je ne suis pas assuré de ce que je dis et de ce que j’écris. Cette eau est pour moi source d’anxiété. Je n’arrive pas à la reprendre ou à la rassembler.
Lorsque je me relis, une idée en entraîne une autre. Si j’écris, mon écriture en est troublée. Je me perds régulièrement. Au cours de ces moments d’écriture, je peux être sujet à des orages de mots.
Un orage de mots tel que je l’analyse, est lié à mon incapacité à m’exprimer ou à être compris. Ce n’est pas un moment d’expression incontrôlé où je serais inconscient. S’il arrive sans crier gare, un orage de mots dans sa phase ascendante est un état très intense d’expression où je tente de maitriser et de donner corps à ce qui fuit, à ce qui me nuit. Un orage de mots est ce que je peux écrire ou dire au moment où tout mon corps tend à se dissoudre ou à se fragmenter. Il s’agit d’une saisie par les mots d’une intense pensée qui se déchire. Il s’agit par les mots de contenir une idée qui éclate.
Lors d’un orage, lorsque je peux écrire, au mieux je peux écrire ainsi :
Jo veul poser mots et acoustumance sonnante. Prends pied dans le langage de l’œil du nerf qui reste moins fixe, lignes accidentelles. Qu’il se ralentit le dentellé des mots…
Le recours à des néologismes est très présent. J’agglomère des idées. J’essaie de les associer avant de me perdre dans mon raisonnement.
Pour limiter mes orages, il me faut trouver des solutions pour structurer ma pensée, pour m’aider en tant que lecteur. Écrire ce texte en caractère gras par endroits, par exemple, m’aide à me repérer, à me situer dans l’espace. Je dois par ailleurs afficher ce texte. Le punaiser au mur. Il me faut le connaitre par cœur et lui donner plus de réalité en le lisant à voix haute.
Lors de la rédaction d’une fiche concernant l’autisme, Véronique Barathon, une auteure autiste, indique partager le même besoin. Elle précise : « J’adore classer. La fiche [rédigée sur l’autisme] m’a permis de faire de la classification de spécificités. Je vois également les choses en couleur et pour moi les classifications sont beaucoup en couleur. C’est pourquoi, vous aurez peut-être l’impression que ma fiche sur l’autisme contient plus de phrases en gras ou colorées que les autres articles du site. Mais c’est une façon de visualiser et de classer qui m’aide beaucoup, pour l’écriture d’un texte et sa lecture. » (Barathon, 2019)
Lorsque j’écris, je peux pendant des heures ressasser une ou deux phrases, essayer d’en tenir le sens, leur appliquer d’infimes variations. Lors d’un orage de mots, mon besoin d’écrire est plus impérieux et mon besoin de tenir mon idée plus violent. Il me faut rédiger physiquement ou mentalement ce texte. Je dois écrire et tenir… jusqu’à l’épuisement.
Je ne vois jamais un orage de mots arriver, ni parfois ce qui le précipite. Lorsque mes mains dans les airs tournoient plus vite pour marquer le rythme de mes phrases, lorsque je n’ai plus le temps de les réciter, il est déjà trop tard. Je m’emballe. Mon mal de tête s’intensifie au-dessus de mon oreille gauche. Mes doigts se crispent et s’enfoncent sur mes arcades sourcilières. Mon front doit être tenu. Je n’arrive plus à me relire. Ma lecture quoi que je fasse devient trop lente, trop douloureuse. Mon œil gauche éclate. À chaque orage, mon œil gauche éclate. Il me faut me masser le visage, sentir ma peau rouler sous mes doigts. Il me faut alors marcher dans la pièce, dans le couloir, revenir, repartir, changer de direction. Me compresser les tempes.
Dans ma tête, les mots récités entrent dans une danse avec les mots que je perçois en image et les quelques mots que je peux encore lire s’il n’est pas déjà trop tard. Des lettres s’ajoutent et se déplacent. Le moindre toucher a une incidence. Mon orage devient visuellement présent. Comme une extension en moi-même, il prend corps. Une ronde prend le dessus sur le détail que je voulais exprimer, accroche d’autres idées, d’autres sons. Ma seule sortie est l’épuisement. Je dois m’effondrer. De l’intérieur, je dois m’effondrer telle une étoile. Pour quitter cette ronde, abandonner ce texte ou ces quelques lignes que je voulais écrire, je dois m’endormir.
J’ai des souvenirs de crises.
Recroquevillé dans un canapé ou dans un lit, à l’abri de la lumière, mes mains sur mes tempes, ma tête dans l’oreiller, tout mon corps est contracté. Mes oreilles sifflent. Mes paupières explosent sous la pression de mes yeux fermés. La surface de mon dos arrondi recueille tous mes mots. Ce n’est pas une image. Mon dos devient la surface la plus sensible de mon corps et il est dès lors impossible de me toucher. Tout mon dos va hurler que cela cesse. Je dois être sidéré de ne plus comprendre pour m’endormir. Je dois être à la surface de mon dos pour que l’orage cesse. Je n’ai pas le choix. Je n’ai pas de phase descendante. Je tremble. Au plus haut, je m’endors épuisé par les contractions de mon corps.
Lorsque j’étais étudiant, l’un de mes orages me causa la perte d’une journée. J’ai oublié vingt-quatre heures. Mon corps ne s’est pas réveillé. Je n’ose pas dire je. Je n’étais pas là.
Mes orages sont moins fréquents aujourd’hui. Ces orages de mots sont-ils des crises d’épilepsie ? Je ne le sais pas. Je suis suivi par un neurologue. Aujourd’hui, j’ai cinquante ans. Le glaucome de mon œil gauche grandit. Je ressens une certaine urgence à écrire sur mes orages et à trouver une solution pour les évoquer sans me perdre.
Pour apaiser mes orages ou pour pouvoir m’exprimer, j’ai tenté l’écriture de textes courts, la réalisation d’œuvres graphiques et de dessins. Jusqu’à présent, écrire une bibliographie de dictionnaires s’est révélée être ce que je pouvais écrire et assumer. L’écriture d’une liste de dictionnaires m’a aidé.
Puis-je narrer mon ressenti pendant la seconde qui précède une crise ? Puis-je écrire pendant un orage ? Puis-je retrouver mes orages ou m’en approcher ? Écrire sur ceux-ci ? Ce récit en tente l’expérience.
Ce récit évoque mes orages. Il relate ma passion pour les dictionnaires et mon intérêt pour des opacités liées à l’écriture et au langage. Ces sujets au fil des années, je les ai liés. L’objectif de ce récit est de narrer au plus près mon expérience. Il s’agit pour moi d’entrer dans mes orages, de me les remémorer et j’ai idée de les provoquer. Je ne sais pas si je serai en mesure de finaliser ce texte. Je pars du principe qu’il sera inachevé et je souhaite m’engager à le remettre au moins inachevé.
Subir un violent orage de mots me fait peur. Il peut provoquer une absence durable de solution à un problème qui touche ma manière d’être au monde et de communiquer.
Certaines œuvres sont-elles le résultat d’orages autistiques ou des réponses à de tels orages ? Puis-je documenter cette question ? Trouver dans des œuvres des moyens et des méthodes pour créer et accepter mes créations ? Ce récit tentera d’y répondre. Ce récit sera une réflexion sur le rôle d’un processus de création où se rencontrent orages autistiques et écritures créatives. »
[1] « Le syndrome Savant est caractérisé par « la présence de talents spécifiques chez les individus atteints d’un trouble du développement comme l’autisme où les talents dépassent le niveau global de fonctionnement intellectuel ou développemental de l’individu ». Le syndrome Savant a été signalé chez environ 37% des individus avec autisme et jusqu’à 50% des individus avec une compétence savante sont diagnostiqués autistes. » (Petit, 2019, p. 29)
[2] Suivant Dr Sylvie Chokron, neuropsychologue, directrice de recherche au CNRS, « On sait par exemple qu’il y a 40 fois plus de cas d’autisme chez les enfants déficients visuels que dans la population tout-venant. » (Dasinières, 2024)
[3] Lors d’un premier jet de ce texte, j’avais écrit « je souffre de détails envahissants ». Ma relation à ces détails était cependant biaisée, déformée par une normalité pathologisant et incriminant ma différence. Il est plus approprié à mon sens d’indiquer que mes moments vécus dans des détails sont des moments privilégiés.
[4] Steve Silbermann, auteur de l’ouvrage Neuro Tribus évoque un autre exemple. Donald, un autiste dont il relate l’expérience, ne pouvait pas se faire à l’idée que le son « a » de « femme » ne s’écrive pas comme « lame ». (Silberman, 2020, p. 172)
[5] Un autiste se distingue parfois par sa voix au timbre terne et au débit heurté. Cette voix peut être source de rejet. Temple Grandin, une auteure-autiste, indique à ce propos : « Enfant, au lieu d’une psychothérapie, j’aurais dû bénéficier davantage de séances d’orthophonie. M’exercer avec des enregistrements de ma voix que j’aurais réécoutés aurait été plus utile pour améliorer ma vie sociale que de fouiller dans mon psychisme à la recherche de sombres secrets. J’aurais aimé qu’un de ces psychologues me dise que j’avais un problème avec ma voix plutôt que de s’inquiéter de mon moi. » (Grandin, 2023, p. 123).
[6] Temple Grandin a exprimé la même idée dans son premier livre : « Communiquer avec quelqu’un — qui que ce soit — restait un problème. Je paraissais souvent caustique et brusque. Dans ma tête, je savais ce que je voulais dire, mais les mots ne traduisaient jamais ma pensée. Je sais maintenant que le fait de ne pouvoir suivre le rythme du discours d’autrui expliquait en partie ce dysfonctionnement et donnait à mes propos un caractère brutal que je ne souhaitais pas. » (Grandin, 2023, p. 120)
[7] Sur ce sujet, lire son projet d’une « liste chronologique exhaustive des décès du monde connu, calendrier grégorien » (El Kharrat 2022, 55-61).